Kike Ojo, gestionnaire de projet d’UNE VISION UNE VOIX : Changer le système du bien-être de l’enfance pour les Afro-Canadiens, explique comment la reconnaissance des différences raciales engendrera de meilleurs services.
En 2015, la Children’s Aid Society of Toronto a publié des statistiques liées à la race indiquant que les enfants afro-canadiens représentent 41 % des enfants pris en charge, alors qu’ils constituent seulement 8 % de la population de la région du Grand Toronto (RGT). Qu’est-ce que ces données liées à la race vous révèlent?
Ces chiffres nous disent que nous vivons une crise relativement à certaines communautés surreprésentées, et que nous pouvons arriver à beaucoup mieux servir certains groupes de personnes, notamment les communautés autochtones et afro-canadiennes. De telles données nous disent que nous avons une raison légitime de nous concentrer sur des identités et des expériences particulières.
Pourquoi ces chiffres sont-ils aussi élevés?
Avant de pouvoir parler du rôle que joue le système du bien-être de l’enfance dans l’obtention de ces chiffres élevés, nous devons reconnaître le contexte social du racisme systémique qui augmente le risque que des familles afro-canadiennes et autochtones aient affaire au système du bien-être de l’enfance. Des problèmes comme le chômage et le sous-emploi, les politiques d’immigration inéquitables, le logement inadéquat et les récits négatifs concernant les personnes marginalisées signifient que ces communautés sont l’objet d’une plus grande surveillance, d’évaluations plus sévères, ainsi que d’exigences exagérées. En ne recueillant pas, n’analysant pas et ne déclarant pas les données, notre système peut faire abstraction de son propre rôle dans la perpétuation du racisme systémique que subissent ces communautés.
Comment la publication de ces chiffres améliorerait-elle les services de l’aide à l’enfance?
Actuellement, dans le système du bien-être de l’enfance de l’Ontario, nous tentons d’offrir des services aux familles afro-canadiennes sans orienter ces services en fonction des problèmes très réels que ces familles vivent quotidiennement. Nous essayons de combler les failles des services et d’en améliorer l’efficacité, ainsi que d’améliorer la façon dont le personnel est formé pour faire son travail sans recourir à des modèles de services élaborés en fonction des populations que nous servons réellement. La seule façon d’atteindre ces objectifs est de comprendre pleinement la réalité des personnes avec qui nous travaillons. La cueillette de données liées à la race nous aidera à mieux comprendre ces problèmes afin de redresser la situation.
Pouvez-vous nous donner des exemples particuliers de la façon dont les statistiques liées à la race peuvent modifier le fonctionnement du système du bien-être de l’enfance?
Le fait de savoir qu’un certain pourcentage d’enfants et de familles font partie d’une communauté ethnique donnée ou qu’ils ont des origines raciales particulières nous aidera à nous assurer que les intervenants du bien-être de l’enfance sont bien préparés à servir ces clients. Ainsi, nous pouvons structurer et concevoir les services du bien-être de l’enfance en conséquence. Nos modèles de services ne sont pas culturellement neutres. Par exemple, dans des foyers de groupe gérés par une agence, on adopte des règles internes « neutres », comme un couvre-feu, qui s’appliquent à tous les jeunes. Ces derniers peuvent occuper leur temps libre comme ils le veulent, à condition qu’ils soient de retour à une heure donnée. Mais en réalité, les couvre-feux ne sont pas « neutres ». De nombreux jeunes afro-canadiens ne connaissent pas ce concept; ils sont éduqués selon des règles plus strictes. Les occasions d’être inactifs sont dangereuses, particulièrement pour les jeunes hommes noirs, parce qu’ils sont ciblés par d’autres systèmes d’autorité, comme la police et la sécurité dans les centres commerciaux. Un système du bien-être de l’enfance qui comprendrait mieux les réalités des communautés avec lesquelles il travaille élaborerait des programmes en conséquence.
Avez-vous d’autres exemples de pratiques du bien-être de l’enfance qui seraient améliorées grâce à la cueillette de données liées à la race?
Les données liées à la race mèneront à de meilleurs placements d’enfants et de jeunes que nous n’avons pas pu réintégrer dans leur famille. Actuellement, nous plaçons les enfants noirs dans des familles blanches. Les parents d’accueil blancs, dont nombre d’entre eux sont d’excellents parents, s’attachent à l’enfant et se battent pour l’adopter. Ces parents gagnent presque toujours, et cela constitue un problème pour de nombreuses raisons. Les gens vous traitent selon votre apparence. Mais un enfant noir aura besoin de protection et devra comprendre les nuances de ce en quoi consiste la vie dans le corps d’un noir. Dans les communautés afro-canadiennes, nous enseignons naturellement à nos enfants à partir d’un jeune âge la façon de survivre à une expérience avec les autorités. Un parent blanc ne peut pas transmettre ce type de connaissances vécues. Nous vouons nos jeunes à l’échec en les plaçant dans des situations où les gens ne connaissent pas ces enjeux.
Par ailleurs, le fait d’avoir des données liées à la race mènera à un recrutement plus centré et ciblé de parents d’accueil. Il est difficile de trouver des familles d’accueil noires qui adopteront de jeunes enfants. L’une des raisons est qu’habituellement, les deux parents travaillent. Il existe une importante disparité financière entre les familles blanches et les familles noires en Ontario. Nous devons déployer des efforts ciblés pour recruter et appuyer des parents d’accueil noirs. Je connais une agence qui a confié à un sous-traitant la tâche de recruter des familles d’accueil dans la communauté noire; en un an, de 11 enfants noirs, 9 ont été adoptés par des familles noires. Certains de ces enfants étaient handicapés, ce qui aurait potentiellement réduit la possibilité de trouver une famille d’adoption. Mais grâce à une stratégie de recrutement ciblée et bien orientée, ces enfants n’étaient plus sur une liste d’attente année après année.
Le gouvernement s’affaire actuellement à déployer le Réseau d’information pour la protection de l’enfance (RIPE), une base de données provinciale visant à assurer davantage la sécurité des enfants, en assurant un suivi des renseignements sur eux et leurs personnes responsables. Qu’est-ce qui nous empêcherait de recueillir des données liées à la race dans le RIPE?
Les obstacles sont liés à des aspects philosophiques et aux politiques. La base de données du RIPE comporte un champ où on peut entrer la race de l’enfant, mais actuellement, il n’est pas obligatoire de le remplir parce qu’aucune loi du gouvernement n’oblige la cueillette de ce renseignement. Un intervenant peut sortir de la base de données sans avoir à entrer cette information, une pratique qui manque totalement de vision. La cueillette de données liées à la race devrait être obligatoire. Elle ne devrait pas être optionnelle, compte tenu de la crise que nous vivons actuellement.
À votre avis, qu’est-ce qui fait que les gens hésitent à recueillir ces données?
Cela est lié à un inconfort relativement au fait de nommer la race et à la crainte du racisme dans le système du bien-être de l’enfance, et au Canada en général. Cela remonte à une identité légendaire voulant que le Canada soit différent des États-Unis, qu’il n’ait pas d’histoire d’esclavage, et qu’il soit plus « tolérant » compte tenu de son multiculturalisme. Par ailleurs, de nombreux Canadiens croient à tort qu’une personne n’a qu’à travailler fort pour avoir du succès, du confort et de l’argent, alors que cela n’est pas le cas pour de nombreuses personnes non blanches. Nous devrons redoubler d’efforts pour surmonter cet inconfort afin de servir efficacement notre population non blanche croissante, dans la RGT et ailleurs, et finalement obtenir des résultats équitables que nous prétendons déjà avoir pour nos familles et nos enfants afro-canadiens.